Conférence inaugurale à l’UCAO, André Silver Konan : « Une subtile chape de plomb pèse sur la presse ivoirienne »
Le journaliste-écrivain et analyste politique ivoirien André Silver Konan a été invité à prononcer une conférence inaugurale, le jeudi 14 décembre 2017, à l’Université catholique d’Afrique de l’ouest (UCAO) à l’occasion de la rentrée académique de l’Institut supérieur de la communication (Iscom). Ci-dessous sa déclaration liminaire.
Interrogé pour donner le nom de trois journalistes de télé publique, une étudiant n’a pu donner que le nom que d’une journaliste et un autre celui d’un ancien journaliste. Dans un amphithéâtre de deux cent étudiants, nous n’avons pu avoir le nom d’un troisième journaliste de la RTI. Aucun étudiant parmi vous, n’a pu donner le nom d’un seul journaliste de télé privée en Côte d’Ivoire. Enfin, un étudiant a pu trouver le nom de trois journalistes de la presse publique, tous de la génération partie à la retraite dont deux sont d’ailleurs enseignants ici à l’UCAO. Cet exercice que je vous ai fait faire, à l’entame de cette conférence inaugurale n’est pas vain, vous saurez pourquoi tout à l’heure.
Mon commentaire
Je vais vous faire part de mon propre commentaire, en rapport justement avec le thème qui nous réunit ici, à savoir « Etat de la liberté des médias en Côte d’Ivoire ». Etant entendu que, pour nous, il faut comprendre par médias, tout l’ensemble de la presse audio, visuelle, numérique et imprimée.
Si presque tous, vous ne connaissez pas le nom de nombreux journalistes de la télé publique, l’explication est simple. Vous ne regardez pas la RTI. Si vous n’avez pas pu donner un seul nom d’un journaliste de télé privée en Côte d’Ivoire, la raison est aussi toute simple : nous sommes dans un pays encore marqué par un monopole des médias publics. La Côte d’Ivoire est l’un des rares pays d’Afrique de l’ouest où la libéralisation de l’espace audiovisuel n’est pas encore une réalité, en dépit des déclarations publiques de bonnes intentions des dirigeants. La vérité est qu’au-delà de la transition vers le numérique brandie comme explication, les pouvoirs publics ont peur de l’émergence de télés politiques privées qui viendraient mettre un terme à la pensée unique prônée depuis toujours par et dans les médias d’Etat. Mais cette peur ne se justifie pas, pour deux raisons.
Première raison : les pays d’Afrique de l’ouest qui ont libéralisé leur espace audiovisuel depuis plusieurs années, ne subissent pas de révolution populaire (puisque c’est ce dont nos dirigeants ont le plus peur), depuis tout ce temps. Pour dire que le ciel de la démocratie n’est tombé sur la tête d’aucun dirigeant dans ces pays.
Deuxième raison et je vais poser une autre question. Répondez sans avoir peur, nous sommes entre nous, d’abord entre intellectuels, ensuite entre communicateurs et/ou futurs journalistes. Un journaliste ne saurait avoir peur de sa propre opinion. Pour mettre tout le monde à l’aise, j’aimerais que ceux qui pensent que le pays marche comme ils le souhaitent, en matière de liberté et de démocratie, lèvent la main et que ceux qui pensent que le pays ne marche comme ils le souhaitent, toujours en matière de liberté et de démocratie ou qui n’ont pas d’opinion à exprimer sur la question, ne lèvent pas les mains.
J’ai posé cette question, ce n’est pas pour faire de la politique mais juste vous démontrer qu’en dépit du monopole total des médias d’Etat, en Côte d’Ivoire, l’opinion publique politique n’est pas totalement acquise aux autorités en place. A preuve : dans cet amphithéâtre, aussi surprenant que cela puisse paraître (parce que je m’attendais quand même à avoir des mains en l’air), personne n’a levé la main, pour marquer son adhésion à la politique conduite par le pouvoir, en matière de liberté et de démocratie. En clair, les reportages institutionnels de la RTI ne suffisent pas à former l’opinion politique du grand public en Côte d’Ivoire.
Pour ces deux raisons, il est à la fois vain et inconséquent de maintenir l’état actuel de caporalisation des médias. Surtout que cette caporalisation fait perdre des points, au pays, au classement mondial de la liberté de la presse.
En effet, quand bien même ce classement s’est nettement amélioré (et j’expliquerai pourquoi), ces dix dernières années, la Côte d’Ivoire fait toujours partie des pays qui n’offrent pas un libre accès aux médias.
2009 : la Côte d’Ivoire est classée 104è au tableau de la liberté de la presse, sur 170 pays.
2011 : 118è
2012 : 159è, un record ! Qui peut nous expliquer pourquoi ? Vous le comprendrez aisément, la crise postélectorale est passée par là.
2015 : 86e
2016 : 86è
2017 : 81è
Le champion africain en matière de liberté de la presse en 2017 est la Namibie. Classement mondial : 24è, soit 57 points entre elle et la Côte d’Ivoire. 57 points. La Namibie est suivie du Ghana 26è, du Cap Vert 27è, de l’Afrique du Sud 31è, du Burkina Faso 42è. Tenez-vous bien, le Burkina Faso est classé avant les Etats-Unis 43è, et après la France 39è et le Royaume-Uni, 40è. A la tête du classement mondial se trouve la Norvège et au bas de ce classement, la Corée du Nord, précédée de l’Érythrée. En Afrique, la Côte d’Ivoire vient après les pays que j’ai cités plus tôt, mais aussi après le Botswana, la Mauritanie, Madagascar, le Sénégal, le Niger, la Guinée-Bissau et le Bénin.
Mais pourquoi la Côte d’Ivoire a ce rang peu honorable ?
Bien sûr, j’ai relevé plus haut la caporalisation des médias publics qui est l’un des facteurs. Mais il y a aussi les violations qui touchent directement à la fois l’intégrité déontologique, physique et constitutionnelle du journaliste. Je vais donner juste trois faits récents qui vont accréditer ma position que je développerai.
12 février 2017 : six journalistes et directeurs de publication des journaux suivants : Notre Voie (proche du FPI – tendance Affi N’guessan), Le Temps (proche du FPI, tendance Aboudramane Sangaré), Soir Info et L’Inter (indépendants) sont arrêtés, détenus à la gendarmerie, puis libérés deux jours plus tard. Le parquet les accusait d’avoir divulgué de fausses informations et d’avoir incité des soldats à la révolte. Rappelez-vous, c’était l’époque des mutineries et ces médias avaient déclaré qu’un accord financier avait été trouvé entre les mutins et le gouvernement. Nous sommes tous dans ce pays, et chacun sait qu’en dépit des négations, de l’argent a été versé aux mutins.
23 avril 2017 : Un journaliste politique est suspendu de ses fonctions au quotidien L’Expression (proche du RDR) après un article paru à la « une » de son journal, qui avait pour titre : « Président l’heure est grave – Attention à la bombe sociale !»
07 octobre 2017 : un journaliste du site d’informations ‘’ IMatin.net ‘’ est battu par des hommes en tenue militaire commis à la sécurisation du déguerpissement des environs de l’abattoir de Port-Bouët.
Que retenir de ces trois faits, qui ne sont pas exhaustifs ? Eh bien, que certaines personnes veulent réduire au silence des journalistes qui essayent soit de dévoiler des informations tenues secrètes et que le public a le droit de savoir (au nom du droit du public à l’information et au nom du devoir d’information du journaliste), soit d’interpeller le pouvoir sur des situations que vivent des Ivoiriens. C’est comme si on disait aux journalistes : « Circulez, il n’y a rien à voir ici, fermez vos grandes gueules, il n’y a rien à dire ici ».
En cela, le pouvoir du RHDP a juste changé de style, comparé à celui du FPI. Il y a dix ans, vous étiez encore très jeunes, c’était le déchirage des journaux, alors proches de l’opposition. C’était stupide, mais des partisans du pouvoir le faisaient quand même. Ils arrivaient dans un kiosque à journaux, ils arrachaient les journaux proches de l’opposition, les déchiraient et s’en allaient. Il y avait le saccage ou l’incendie des rédactions jugées non favorables au pouvoir de Laurent Gbagbo. C’étaient des méthodes violentes, voyantes. Aujourd’hui, les méthodes sont moins voyantes, donc plus sournoises. C’est une subtile chape de plomb qui pèse sur la presse, avec le pouvoir RHDP.
Et on en revient à notre exercice du départ. Pourquoi aucun parmi vous ne connait de journalistes presse célèbres de la nouvelle génération ? Parce que pour être célèbre dans la corporation des journalistes, il faut toucher du doigt les problèmes de la majorité, or la chape de plomb empêche bien de journalistes d’aller au fond des faits. Ils ont peur, comme de nombreux Ivoiriens d’ailleurs qui ne sauront pas dire pourquoi ils ont peur de parler, de qui ou de quoi ils ont peur. Les gens l’ignorent, mais plusieurs journalistes sont en exil depuis l’avènement du pouvoir RHDP et ce n’est pas un exil en rapport avec la crise postélectorale. Non, ces journalistes sont souvent issus de rédactions pourtant favorables au pouvoir, mais ils ont préféré partir à cause de la chape de plomb mais aussi de menaces directes qu’ils ont reçu. Qui menace les journalistes ? Qui les empêche de dire, d’écrire ce qu’ils voient ou entendent ? Très peu de journalistes exerçant dans une rédaction nationale pourront vous le dire avec précision, ils préfèrent se réfugier dans le silence de l’autocensure.
Menace sur la liberté d’expression
Mais plus grave encore, en mai dernier, le gouvernement a tenté d’étendre la sphère de l’autocensure à tout le monde. Je dis bien, tout le monde, c’est à dire, vous, vos enseignants, vos parents, vos amis, tout le monde.
En effet, une nouvelle loi que nous avons combattue et qui a d’ailleurs été retirée à l’assemblée nationale, disait : « Est puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 300 000 à 3 000 000 de FCFA, quiconque par voie de presse ou par tout autre moyen de publication : incite au vol et au pillage, au meurtre, à l’incendie et à la destruction (…), à toutes formes de violences exercées à l’encontre de personnes physiques et morales (…) ; incite à la xénophobie, à la haine tribale, à la haine religieuse, à la haine raciale et à la haine sous toutes ses formes ».
Le postulat de protection des individus contre le vol, le meurtre, la haine, etc. est beau et juste, j’y suis favorable, mais quelque chose ne vous a pas échappé dans cette phrase ?
Ce petit amendement de quelques lignes s’il passe un jour, constituera un recul historique pas seulement de la liberté de la presse, mais surtout de la liberté d’expression. En effet, il pose trois problèmes. Un : il vise quiconque, donc tout le monde et pas seulement des journalistes. Deux : il vise « tout autre moyen de publication », donc vos murs, nos murs Facebook, les groupes Whatsapp, même vos affichages dans vos quartiers. Trois : le contenu qu’on donne « à la haine sous toutes ses formes » est malicieux. C’est un long serpent de mer juridique comme « l’offense au chef de l’Etat » qui fait partie des facteurs qui continue de plomber notre classement au tableau de la liberté de la presse. La justice a souvent arrêté des journalistes pour « offense au chef de l’Etat », mais ceci est une hérésie de droit.
En effet, ce qui serait offensant pour moi, n’est pas forcément offensant pour le chef d’Etat et pire, un procureur ne peut pas décréter qu’un article est offensant pour le chef de l’Etat, puisque le sentiment d’offense est personnel.
Pour conclure, je dirais que nous sommes au 21è siècle, la Côte d’Ivoire est classée 81è au tableau mondial de la liberté de la presse, c’est un bon prodigieux comparé à notre classement, il y dix ans. Certaines personnes peuvent en être fières, eh bien moi non. Parce que je suis de ceux qui pensent que l’Africain de notre génération doit radicalement se défaire de son art de se contenter de peu !